Agnes Kerr

Le jour où… Burlington est redevenu francophone

Burlington, 40 000 habitants. Sur les rives du lac Champlain, la plus grande ville de l’État du Vermont, célèbre pour son sirop d’érable, sa fabrique de crèmes glacées Ben and Jerry, et le groupe rock Phish, a adopté une politique « french friendly » qui encourage l’apprentissage du français et le bilinguisme.

Dans Church Street, la rue commerçante du centre de Burlington, les boutiques et les restaurants affichent sur leurs vitrines un label bleu « bienvenue Québequois » et les employés portent un badge qui signale « je parle un peu le français » ou « j’étudie le français ». En 2011, le conseil municipal a adopté à l’unanimité une résolution pour promouvoir l’apprentissage du français ainsi qu’un affichage bilingue dans les commerces, services et lieux publics de la ville. « L’idée a germé en 2009, à l’occasion du 400 eme anniversaire de l’exploration du lac par le géographe français Samuel Champlain », raconte Linda Pervier, présidente bénévole de l’Alliance Française de la région du Lac Champlain. Les festivités organisées conjointement par l’Etat du Vermont, la Province de Québec et le Consulat de France à Boston, ont resserré les liens entre les participants des trois pays et relance l’intérêt pour les échanges culturels et l’apprentissage du français.

Selon les démographes, un tiers de la population du Vermont a des ancêtres d’origine française. Les premiers franco-américains s’y établissent au XVII et XVIII eme siecles. Une seconde vague de francophones migrent du Québec au début du XXe siècle, attirés par le besoin de main d’œuvre dans les fermes, les moulins et les industries manufacturières.

Comme bon nombre de Vermontois dont les aïeux ont migré du Québec, Linda a des ascendances francophones. « Ma mère entendait parler français à la maison lorsqu’elle était enfant, mais il était interdit de le parler à l’école. Les gens de sa génération n’ont donc pas transmis leur langue maternelle», explique-t-elle. Ce n’est que plus tard, à l’université de Laval, que Linda Pervier a entrepris des études de français langue étrangère et de linguistique. Elle travaille aujourd’hui au musée Shelbourne d’histoire et des Beaux-Arts, ou l’on peut admirer l’un des derniers « steamers » en bois de 1906, ces bateaux à vapeur qui assuraient la liaison entre les agglomérations qui longent les rives du lac tout en longueur.

Parlez-vous economy ?

Au printemps 2010, Linda organise à l’Alliance Française une première session d’apprentissage du français pour les salariés du secteur touristique. Objectif : permettre aux professionnels d’acquérir le vocabulaire nécessaire pour accueillir la clientèle francophone, prendre une commande ou une réservation, traduire un menu, indiquer une direction sur un plan. La chambre de commerce a financé la majeure partie de la formation, laissant à la charge de chaque stagiaire une contribution modeste de 50 dollars. Ernie Pomerleau est Consul Honoraire de France depuis 2009. Promoteur immobilier jamais à court d’idée pour soutenir des innovations énergétiques – en équipant ses maisons de panneaux solaires -, il a été l’un des premiers à contribuer au financement et a la réussite du projet. « J’ai plusieurs boutiques en ville et je peux vous dire que c’est un des meilleurs retours sur investissement que j’ai jamais eu! » affirme-t-il. « Des centaines de milliers de Canadiens savent qu’ils sont bienvenus chez nous, et ça c’est bon pour notre économie» estimel’entrepreneur, qui se réjouit de les voir prolonger leur séjour. La presse et la radio québécoises ont en effet largement fait écho de l’initiative de leurs voisins américains.

Selon le Consulat général du Canada, 725 000 Canadiens visitent le Vermont chaque année. A une heure trente en voiture de Montréal, beaucoup viennent par la route pour y faire des achats, du tourisme, mais aussi pour prendre l’avion. Les canadiens constituent ainsi 40 % des usagers de l’aéroport international de Burlington.

 Volontaire à l’Alliance Française, Steve «  Etienne » Norman, anime les groupes de conversation et la « french tent » installée l’été dans Church street pour renseigner les estivants. Juriste de formation, il est aussi l’inventeur d’un prototype de bicyclette à la technologie révolutionnaire qu’il espère bientôt commercialiser. « J’ai regagné le français, que j’avais appris à l’école en lisant les romans de Georges Simenon et en participant aux pauses-café de Linda a l’Alliance Française, mais ma fille Emma parle bien mieux que moi !» raconte Steve, autodidacte et francophile passionne.

 Une ville aux accents « french friendly »

 Durant les vacances, plus de 50% de la clientèle des restaurants du « waterfront » et des activites nautiques est francophone. « En faisant un effort pour communiquer en français, les gens qui travaillent dans les boutiques et les restaurants se sentent plus confiants et entretiennent de meilleures relations avec la clientèle. estime Steve Norman « C’est une question de bon sens ». Erin Moreau, travaille au débarcadère des ferries. Elle juge ses leçons de français très positives. «  Ça permet vraiment de briser la glace » dit-elle. Même constat pour Kim Kanios, qui gère la boutique Bodyshop du centre-ville. « Avant, j’étais très intimidée et je ne savais pas comment combler la distance avec les touristes. Savoir dire quelques mots en français crée tout de suite une atmosphère plus chaleureuse » considère-t-elle. « J’espère que mes enfants pourront étudier le français au lycée ». Bob Conlon, lui, est propriétaire du Leunig’s Bistro, seul restaurant explicitement francophone. « Ma femme est prof de français mais moi je suis complexé par mon accent, même si je sais qu’en parlant lentement on me comprend » plaisante-t-il. « Durant la saison, j’embauche systématiquement trois serveurs bilingues. Parler français ici, c’est réellement un atout sur le C.V.»

Linda Pervier peut se féliciter du succès de cette initiative. « Nous démarrons un nouveau groupe pour débutants, et plus encore, nous avons de nombreux inscrits qui ont envie de compléter leur apprentissage, a un niveau plus avance. C’est un grand pas en avant pour poursuivre notre programme! » estime la présidente de l’Alliance française. Steve Norman, lui, souhaite bien faire partie de la prochaine délégation qui se rendra à Honfleur, ville sur l’estuaire de la Seine avec laquelle Burlington a commencé à nouer un jumelage, et connaitre enfin la France. Quant aux habitants de Burlington et de sa région, ils sont décidemment prêts à faire revivre l’esprit festif de «  l’Ordre du Bon Temps » institué par Samuel Champlain pour se distraire des hivers rigoureux en mangeant, en  musique, et en bonne compagnie!

Une version de cet article a été publiée sur france-amerique.com en Mai 2012.


Nelson Mandela, 1918-2013

Mandela par Bruce Clarke

Adolescente, j’ai découvert le nom de Nelson Mandela et la lutte anti-apartheid à travers les concerts de Johnny Clegg et les romans d’André Brink ou de Nadine Gordimer. Merci aux artistes, qui par leurs images, leurs textes, leur sensibilité, leurs chants de révolte et d’espoir sont des éveilleurs de consciences. A travers ce portrait en hommage à Nelson Mandela, je vous invite aussi à découvrir ici l’oeuvre de Bruce Clarke, artiste d’origine anglaise et sud-africaine installé à Paris.


Paris et San Francisco : digital sister cities

null Si toutes les villes occupent 2% de la surface de la planète, elles consomment 50 % de l’énergie produite et génèrent 75% des émissions de CO2. Pour s’adapter aux défis démographiques et climatiques et réduire leur facture énergetique, Paris et San Francisco misent sur les technologies numériques.

Fait sans précédent dans l’histoire de l’humanité, 55 % des humains vivent aujourd’hui en ville. 80% des Américains et des Européens sont des citadins. En Chine, la population urbaine devrait s’accroître de 300 millions de personnes dans les 25 prochaines années, soit l’équivalent en construction de la totalité des villes des USA.

Paris, Londres, Shanghai, Singapour, Tokyo, New York, San Francisco ou Rio de Janeiro, sont confrontées aux mêmes problématiques : gérer quotidiennement les flux d’électricité, d’eau, de transport et de déchets pour des dizaines de millions d’habitants. Avec l’urgence de réduire la facture énergétique et les émissions de CO2, qui risquent d’aggraver, à courte échéance, les cataclysmes auxquels les mégapoles sont particulièrement vulnérables, comme Sandy l’a démontré  à New York, en privant d’électricité 1 million d’habitants pendant plusieurs jours. Transition plus rapide encore, les technologies de l’information et de la communication (TIC) connectent désormais 2,5 milliards de personnes via internet.

Réseaux et économies d’énergie

Si vous croyez encore que votre Smartphone ou votre Ipad ne sert qu’à faire des achats en ligne, gazouiller sur la toile ou échanger des photos sur votre compte Facebook, détrompez-vous.

Selon les estimations de l’Electric power Research Institute (EPRI), la possibilité de réguler en quelques clics et en temps réel la production, la distribution et la consommation d’électricité pourrait constituer dans les années à venir, un gisement de ressources et d’efficacité énergétique plus important que l’extraction du gaz de schiste.

Gabriel Meric de Bellefon est directeur technique au sein du département recherche et développement d’EDF USA. Ce jeune polytechnicien installé depuis cinq ans en Californie, pilote des projets scientifiques pour optimiser la mesure et la gestion des dépenses énergétiques à l’aide des nouvelles technologies, et développer des outils de prise de décision pour les villes. « La valeur ajoutée des ‘smart cities’ est de permettre aux villes de renforcer leur attractivité et leur résilience »  résume-t-il. En partenariat avec l’université de Berkeley et le service scientifique du consulat de France à San Francisco, EDF USA est à l’initiative du California France Forum on Energy Efficiency Technologies(CaFFEET), qui  réunit chercheurs, industriels, et décideurs politiques pour faire le point sur les villes intelligentes.

Si l’avenir des « smart cities » s’invente dans la Silicon Valley, l’innovation passe aussi par l’Hexagone. Spécialiste des medias, Jean-Louis Missika est élu à la ville de Paris en charge de l’innovation. « Nous vivons simultanément une crise financière et environnementale majeures. Cela nous amène à repenser notre développement pour « faire mieux avec moins » : moins d’argent, moins de dépenses d’énergies et de ressources naturelles, moins de pollution ». Depuis 2007, la ville de Paris a adopté un plan climat qui prévoit de réduire de 25% la consommation énergétique et les émissions de CO2 d’ici 2020. Pour y parvenir, l’administration parisienne a fixé des standards élevés d’efficacité énergétique pour la construction et la rénovation des bâtiments, la distribution d’électricité, de gaz et de chauffage, le recyclage des déchets.

Incubateur de startup

La métropole parisienne investit aussi massivement dans les moyens de transports moins polluants : tramway, bus électriques, vélo. Sur le modèle de Velib’, le service Autolib’, lancé il y a un an dans la capitale avec le groupe Bolloré, met à la disposition des citadins un parc de 4.000 voitures électriques et 6.000 bornes de charges publiques en libre-service. «La révolution technologique actuelle nous donne des outils qui étaient simplement inimaginables il y a trente ans » poursuit Jean-Louis Missika. Dans cette optique, la Région Ile de France a créé en 2009, le « Paris Region innovation lab », un incubateur de startup qui héberge 850 entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies et les énergies renouvelables. Son but : sourcer les solutions innovantes utiles aux services publics et aider les startup à les expérimenter sur le terrain.19 projets ont ainsi testés en 2013, comme celui de Datapole qui a mis au point un logiciel de calcul des flux des déchets ménagers à partir des achats effectués dans les supermarchés. Anticiper les volumes de déchets produits dans le but d’adapter les collectes à la variabilité des besoins servira à réduire la rotation des bennes à ordures. Un bénéfice non négligeable quand on sait qu’1 camion sur 3 circulant en ville transporte des déchets ménagers!

Des villes interactives

San Francisco s’inscrit dans une démarche similaire d’innovation et de développement durable. « Comme Paris nous avons lancé un nombre important d’appels à projet et de programmes pour nous aider à prendre en compte les changements climatiques et améliorer notre efficacité énergétique » témoigne Melanie Nutter, responsable du service environnement de la ville de San Francisco. Distinguée en 2011 ville la plus verte des États-Unis, San Francisco affiche un objectif de 100% d’énergies renouvelables d’ici dix ans, (actuellement 41%), une politique de zéro déchet d’ici 2020 (80% des déchets sont actuellement recyclés, compostés ou réutilisés au lieu d’être incinérés) et un objectif de réduction de 25% des émissions de CO2 dans les trois prochaines années.

Comme la capitale française, la « Golden Gate City »développe des programmes d’Open Data, plateformes web qui permettent d’accéder à une multitude de données publiques en ligne. « Cette politique d’Open Data, couplée à des réglementations et des mécanismes financiers incitatifs, aideles entrepreneurs à prendre des mesures pour réduire leur consommation énergétique », affirme Melanie Nutter. Le site web SF Energy map, en ligne depuis 2006, permet ainsi aux particuliers et aux entreprises de calculer la meilleure orientation des panneaux solaires sur les toits, leur coût d’installation et le prix de revient de l’électricité. Cet outil a multiplié par quatre l’installation de panneaux solaires dans la baie de San Francisco.

En matière de mobilité, San Francisco dispose de 100 stations de charge pour les véhicules électriques, – le plus haut taux d’équipement aux États-Unis– et espère développer leur implantation dans des endroits stratégiques, à l’aide d’un logiciel de collecte et d’analyse des données. « Un des challenges est de faire comprendre aux élus et aux décideurs ce qu’est une ville intelligente », ajoute Melanie Nutter « car si San Francisco peut compter sur l’engagement et le leadership du maire Edwin M. Lee, la plupart des villes n’ont pas encore de budget dédié aux projets smart cities », dit-elle, en étant néanmoins confiante dans la capacité des villes à coopérer. «  Les grandes villes ont le devoir de devenir des plateformes interactives où les citoyens, les entreprises et les décideurs partagent le même niveau d’information », affirme pour sa part l’élu parisien Jean Louis Missika.

Coopération renforcée

Les deux « Digital sister cities »ont noué des accords pour faciliter l’implantation de startups franciliennes dans la Silicon Valley et favoriser des projets de recherche communs entre l’université de Berkeley et des laboratoires et entreprises français. 

Le 12 février 2014 à San Francisco un accord de partenariat a été signé entre l’Inria, institut français de recherche et ses homologues américains, le CITRIS et PRIME, en présence de Madame Geneviève Fioraso, Ministre française de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Les chercheurs de l’Inria et du CITRIS verront leurs relations renforcées et s’appuieront sur le réseau et les programmes de PRIME sur les « villes intelligentes » pour étendre la portée de leurs projets en matière d’analyse de données, de système de transports intelligents et de réduction d’émission de CO2 . Avec à la clef des expérimentations nouvelles dans la Baie de San Francisco et la Région Ile-de-France.

 Une version de cet article a été publiée sur france-amerique.com en Avril 2013.


Dans la peau de Maryse Condé

null A 75 ans, Maryse Condé cultive toujours sa singularité et son indépendance d’esprit. « J’écris en Maryse Condé, une langue qui n’est ni le français ni le créole », se plaît à dire la romancière guadeloupéenne, dont les quelque 25 romans traduits dans une douzaine de langues, lui ont valu de nombreux prix littéraires.
« Quand je parle français, je parle une langue que j’ai gagnée de haute lutte. Mes ancêtres se sont battus pour posséder le français et me le donner, car on interdisait aux esclaves de le lire et de l’écrire » rappelle celle qui présida en 2004 à la création du Comité pour la mémoire de l’esclavage, suite à la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et les traites négrières pratiquées par la France comme crimes contre l’humanité.
Née à Pointe-à-Pitre en 1937, Maryse Condé quitte la Guadeloupe à l’âge de 16 ans pour poursuivre des études de lettres modernes à Paris. En 1960, elle épouse Mamadou Condé, un comédien guinéen qui tient le rôle d’Archibald dans la pièce de Jean Genêt, Les Nègres, et part avec lui pour l’Afrique, dans l’effervescence de la décolonisation. « J’ai compris que la couleur avait un sens avec Aimé Césaire puis Frantz Fanon » dit-elle.

J’ai commencé à écrire pour rendre un peu justice à moi-même, à mon pays, à ma société. Les Antillais ne sont ni Français, ni Africains. On est une troisième réalité que les gens comprennent mal. J’aurais aimé qu’un jour nous soyons, non plus des départements d’outre-mer, mais des pays indépendants qui aient enfin une identité propre, un présent qu’ils construisent, un avenir qu’ils gèrent .

De retour en France après douze ans passés en Guinée, au Ghana, au Nigeria, et au Sénégal, Maryse Condé se remarie avec le traducteur britannique Richard Philcox, et entame sa carrière littéraire. Son troisième roman, Ségou (1984), un ouvrage en deux volumes qui retrace l’histoire du royaume bambara au Mali, la consacre comme écrivain. « Au début, je pense que j’ai été publiée parce que j’étais une femme. Christian Bourgois était curieux de savoir ce qu’une femme qui venait de vivre 12 ans en Afrique avait à dire. Cette curiosité peut vous aider, mais c’est très ambigu. Il faut beaucoup de temps et d’efforts pour arriver à se définir par rapport aux idées reçues qu’on a sur vous. Une femme noire a beaucoup plus à prouver, plus d’obstacles à surmonter, plus d’épreuves à dominer ».
De Moi, Tituba sorcière de Salem (1986) à Histoire de la femme cannibale (2005) le thème de l’émancipation des femmes traverse nombre de ses romans. « Les femmes sont encore souvent méprisées, ignorées, considérées comme des citoyennes de seconde zone.  Le travail d’une femme noire, écrivain, c’est de transmettre un amour de la différence. Pour moi, il n’y a pas de modèle de femme ou de mère, auxquels se conformer. Il faut faire ce que l’on peut avec ce que l’on possède. C’est moi qui me crée, et je me crée comme je peux, avec mes souvenirs, mon histoire, mon identité, mon cheminement, ma sexualité, ma couleur de peau ».

D’aucune nationalité prévue par les chancelleries

Reprenant à son compte les mots d’Aimé Césaire dans Le Cahier, ‘je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries’, Maryse Condé partage son temps entre la Guadeloupe, la France, et New York, où elle a fondé en 1985 le département d’études francophones a l’université Columbia, y  enseignant jusqu’en 2005. « C’était une façon de faire connaître une littérature francophone multiple, celle d’Haïti, très riche, de Martinique, de Guadeloupe, ou d’Afrique. Une littérature en français qui ne parle pas de la France, mais qui est aussi belle, je crois ».
Dans son appartement de Morningside Heights, Maryse Condé continue d’arpenter les vastes territoires de la littérature. « J’aime énormément d’écrivains. Pas seulement des antillais, mais aussi des japonais, Mishima, des français, Marguerite Duras, des anglais, Thomas Hardy, Virginia Woolf, des américains, Philip Roth. Tous m’enrichissent malgré moi. On est comme une espèce de grande oreille qui entend tout. C’est vraiment à travers la littérature qu’on arrive à être changé vraiment. »

Dernier ouvrage paru, La vie sans fard, Ed JC Lattes, 2012

Une version de cet article a été publiée sur le site france-amerique.com en mars 2012.

 

 

 

 

 


Front national – Tea Party: une extrême ressemblance

Candidates aux dernières élections présidentielles de part et d’autre de l’Atlantique, Marine Le Pen et Michele Bachmann ont émergé sur l’échiquier politique, incarnant une  extrême-droite « new -look ». Au-delà des différences culturelles, les similitudes sont nombreuses entre les valeurs du Front national et du Tea Party.  Marine et le père

Benjamine des trois filles de Jean-Marie Le Pen,  Marine Le Pen a grandi dans le giron du Front national créé par son géniteur. Après des études de droit, elle exerce durant six ans la profession d’avocat, puis entre au service juridique du parti en 1998. Parallèlement, elle est élue au Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et au Parlement européen. En 2000, elle prend la tête de l’association Génération Le Pen, dont le but est de banaliser le Front national auprès des jeunes. A 43 ans, la fille du chef succède à son père à la direction du parti, dont elle devient présidente en 2 011. Forte en gueule tout en évitant les provocations de son père à propos de l’extermination des Juifs pendant la Deuxième guerre mondiale ou de la récente tuerie d’Oslo, Marine Le Pen veut incarner un Front national plus fréquentable, dont elle revendique néanmoins « tout l’héritage ».

Michele et Dieu le père

Âgée de 55 ans, Michele Bachmann a grandi dans l’Iowa avec ses trois frères, au sein d’une famille protestante. Son père, qu’elle qualifie d’autoritaire, est ingénieur dans une usine d’armement. Très affectée à l’adolescence par le divorce de ses parents, elle trouve refuge dans un groupe de prière évangélique chrétien et se revendique « born again christian». Elle doit sa filiation spirituelle et politique à John Eidsmoe, son mentor a l’Université Oral Roberts de Tulsa. Celui-ci prône une lecture fondamentaliste de la Bible comme source du droit, et sa suprématie sur la Constitution.  Après une brève carrière professionnelle a l’IRS, agence fédérale de recouvrement des impôts, Michele Bachmann, est élue sénatrice républicaine dans l’État du Minnesota en 2000. En 2006, elle est élue à la Chambre des Représentants. Elle y forme, en 2010, un comité électoral pour le Tea Party, soutenu par 49 parlementaires.

La préférence de Marine

Sur le plan idéologique, le Front national et le Tea party se réfèrent aux racines chrétiennes de l’Europe et de l’Amérique, qu’ils estiment menacés. La conversion récente de Marine Le Pen à la laïcité, qui vise particulièrement l’islam, vient opportunément renforcer le combat du Front national contre l’immigration, sous-entendue musulmane. La préférence nationale constitue l’un des fondements du parti. Le programme de Marine Le Pen propose la révision du droit du sol et des critères d’acquisition de la nationalité française, la suppression de la binationalité, la limitation de la durée du droit au séjour, ainsi que la suppression du regroupement familial. Le FN propose également l’instauration de mesures discriminatoires comme la suppression de toute prestation sociale aux salariés étrangers, ainsi qu’un taux d’imposition plus fort pour dissuader les entreprises d’employer des travailleurs étrangers, y compris ceux qui résident légalement en France.

L’identité selon Michele

Le Tea Party partage avec le FN un rejet des différentes composantes culturelles et ethniques de la société, ainsi qu’une forte opposition à l’immigration.

La campagne orchestrée par le Tea Party pour mettre en cause la citoyenneté du président Obama et l’obliger à rendre public son certificat de naissance, est révélatrice des valeurs ethnocentristes et identitaires de ce courant. Une étude de l’Association américaine de sociologie réalisée en aout 2011 indique que 80% des sympathisants du Tea Party considèrent qu’Obama « n’est pas du tout comme eux », alors qu’ils ne sont que 40% à avoir cette opinion envers Hillary Clinton. 60% d’entre eux jugent également qu’Obama n’est pas chrétien. 12% sont en outre favorables à une révision du 14e amendement de la Constitution qui fait de toute personne née sur le sol américain un citoyen de plein droit. Selon un sondage de l’Université de Washington, 74% des partisans du Tea party estiment par ailleurs que l’égalité des chances pour les noirs et les minorités n’a pas à être garantie par le gouvernement. Un quart d’entre eux pensent que l’administration favorise les noirs plutôt que les blancs.

Une vision commune de la famille…et des droits des femmes

Toutes deux favorables à une politique nataliste, Marine Le Pen et Michele Bachmann prônent la « revitalisation du caractère sacré de la vie », ce qui ne les empêche pas de soutenir la peine de mort. Elles partagent une conception similaire de la famille en tant qu’entité de base du gouvernement, et sont également opposées au mariage et à l’union des couples homosexuels. Mère de cinq enfants, Michele Bachmann a été une fervente activiste du mouvement « pro-life » contre le droit à l’avortement. Elle s’est aussi beaucoup investie pour la liberté d’enseignement religieux à l’école, soutenant des thèses proches du créationnisme. Mère de trois enfants et deux fois divorcée, Marine Le Pen, qui vit en union libre, apparait plus modérée sur le plan des mœurs que son homologue américaine. Si elle semble moins radicale sur la question de l’avortement, elle propose néanmoins le déremboursement de l’IVG, assorti d’un référendum pour en limiter l’autorisation.

Les électeurs de Marine et de Michele

L’électorat du Front national comme du Tea Party est majoritairement constitué d’homme blancs, âgés de plus de 45 ans, tandis que les activistes du Tea Party sont essentiellement des mères et des organisations pro-famille. Selon un sondage du New York Times/CBS news effectué en avril 2010, les sympathisants du Tea Party sont plus riches et plus éduqués que la moyenne de la population. Ils adhèrent à l’idée de la liberté d’entreprise et de marché sans contrainte, soutiennent la réduction des régulations et des dépenses gouvernementales, et se reconnaissent volontiers dans l’acronyme « Taxed Enough Already ». Les électeurs du Front national se recrutent dans les milieux plus populaires, plus jeunes et moins diplômés. Tandis que la candidate du FN  rassemblait 17,9% des voix au premier tour des élections présidentielles françaises de 2012, – arrivant en 3eme position derrière Nicolas Sarkozy – les élus du Tea Party au Senat ont provoqué en octobre dernier le « shut down » du gouvernement américain pendant deux semaines, pour faire obstruction à la mise en œuvre de l’ « Obama care », la réforme de l’assurance santé qui vise à permettre à quelques 48 millions d’Américains non assurés de bénéficier d’une couverture médicale à partir de 2014.

Une version de cet article a été publiée dans le magazine France-Amérique en octobre 2011.


Le jour où… DSK était arrêté à New York

null

Quand l’arrestation de DSK a été annoncée en ‘breaking news’  sur les écrans d’un pub de Brooklyn où je me trouvais, personne n’a vraiment réagi à la nouvelle. D’une part parce que peu de gens connaissaient ce french guy, et que tout le monde, ce samedi soir, était bien trop occupé à boire, en suivant les résultats d’un match de base-ball des Mets d’un côté, et d’un rodéo au Texas de l’autre.

Près de moi, trois filles moches à lunettes habillées comme dans les années 50 sirotaient leurs gin-fizz en écoutant une caricature de Truman Capote parler de son dernier scenario, tandis qu’entre deux bières, un gars dénommé Micky, qui ressemblait à Winston Churchill, sortait de sa léthargie à intervalle régulier pour me beugler dans les oreilles thé au lait et fromage, les deux seuls mots français qu’il avait retenu de ses années de collège.

Dimanche matin, en revanche, les gros titres des journaux populaires faisaient leurs choux gras avec photo à la Une de DSK, surnommé ‘le pervers’ par le New-York Daily, et qualifié de ‘french toast par le New-York Post, – jeu de mot signifiant qu’il est grillé -. Il faut dire que l’histoire du patron du FMI, réputé être un ‘Great séducteur’ et qui fait faire ses costards chez le même tailleur qu’Obama’- , accusé d’avoir violé une femme de chambre de 32 ans dans une suite du Sofitel à 3000 $ la nuit, c’est tout de même plus croustillant à l’heure des croissants!

On a donc appris que la veille, vers une heure de l’après-midi, Dominique Strauss Kahn, surpris nu dans sa salle de bain par une femme de chambre entrée par erreur dans la suite qu’elle croyait vide, se serait jeté sur elle pour lui ôter son ‘pantie’ et l’aurait forcée à lui faire une fellation. Après quoi, il se serait précipité à l’aéroport JFK – en oubliant son portable sur la table de nuit,  – c’est ballot -… Arrêté au moment où il allait monter dans un avion pour rejoindre Angela Merkel en Allemagne, le vert galant de la finance internationale était interrogé par le NYPD dans un commissariat de Harlem, comme dans une vraie série télé américaine.

Le lundi suivant dans la matinée, DSK, encore tout hébété d’être inculpé d’agression sexuelle, tentative de viol et séquestration, était déféré devant la juge Melissa Jackson qui lui refusait une mise en liberté sous caution – 1 million de $ – avant d’envoyer notre ‘héros national’ dans une cellule de Rikers Island, comme un vulgaire délinquant.

La ‘petite faiblesse’ de Dominique pour les femmes, souvent considérée avec indulgence par les milieux politiques et médiatiques qui prennent la goujaterie pour de la galanterie, et confondent « hommage » et harcèlement sexuel est autrement perçu aux Etats-Unis.

Comme la suite de l’affaire l’a révélé, DSK a eu bien du mal à justifier toutes les subtilités de la gauloiserie! Plaidant non coupable, c’est bien évidemment sans intention de nuire et par un malencontreux malentendu qu’il aura poursuivi de ses assiduités la femme de chambre incapable d’apprécier l’immense faveur de ce french lover.

Après avoir sauvé la Grèce de la faillite, Dominique, tel un dieu de l’Olympe, s’était sans doute senti pousser des ailes pour arracher la pauvre ‘maid’ à sa supposée misère sexuelle, dans un glorieux assaut qui fut hélas fatal à notre puissant ami du FMI.

Si la ‘mâle insistance à séduire’ – entendez les mains baladeuses et les serrages d’un peu trop près sans témoins – pouvait encore aboutir à faire taire les femmes il y a 20 ans, les mentalités et les lois ont heureusement évolué pour rendre plus difficile aujourd’hui les tentatives des vieux beaux de forcer la main des femmes en toute impunité. Même celles des femmes de chambre, qui contrairement à l’obstination libidineuse de certains clients, sont employées pour faire les lits et non pour les défaire avec eux!


Conversation avec Dany Laferrière

Les vrais lecteurs, comme les cinglés, ont l’illusion que chacun des livres qu’ils lisent a été écrit pour eux et s’imaginent tout connaître de leur auteur. Mais si ça trouve, Dany Laferrière n’écrit pas sur une Remington 22 comme le prétend le narrateur de ses bouquins, ne passe pas son temps à prendre des bains dans la baignoire rose d’une chambre de la rue Saint-Denis à Montréal, et n’accumule pas autant de conquêtes féminines qu’au fil de ses pages.

En se dirigeant vers un resto italien d’East Village, désert à cette heure de la matinée, on se dit qu’un expresso plaira sûrement à l’auteur de L’odeur du café. Comme on l’aurait parié, Dany Laferrière s’assied dos au mur à la petite table au coin de la fenêtre. Il commande un thé. On aurait dû s’en douter depuis qu’il proclame Je suis un écrivain japonais. Histoire de réfuter tout nationalisme culturel et enfermement identitaire.

Quand les gens parlent d’identité, ils veulent dire que vous venez d’un endroit, minoritaire, du tiers-monde, donc vous êtes un écrivain de l’exil, donc de la mémoire. Comme si Proust n’était pas un écrivain de la mémoire! C’est tout simplement une façon presque policière de dire ‘ vous ne venez pas du centre’. Hemingway est un écrivain, Césaire est un poète martiniquais. C’est aussi bête que cela.

Avec 22 livres au compteur internationalement reconnus, dont un Prix Médicis pour L’énigme du retour, Dany Laferrière est-il un écrivain heureux? Ca me rappelle Brassens, que les Français avaient élu ‘l’homme le plus heureux de l’année’ et qui disait ‘ ah les cons!’ », répond-il du tac au tac. C’est l’élégance de l’écrivain que de faire œuvre de sa tristesse. Comme ces tableaux colorés des peintres haïtiens qui ne montrent rien de leurs misères, du temps où Dany était encore reporter au Petit Samedi soir, à Port-au Prince.
Pour qui Dany Laferrière écrit-il au juste? « Quand on lit un écrivain qu’on aime, on a envie de lui parler. Eh bien, avec la littérature, je peux le faire. Lorsqu’on cherche à connaître un écrivain on recherche dans sa biographie personnelle, mais en réalité, le pays de l’écrivain, c’est sa bibliothèque. », dit-il. Rien d’étonnant qu’on croise dans ses romans Diderot, Bashô, Borges, Baldwin ou Sagan.

Tous les livres qu’on a lu nous forment malgré nous, ajoute-t-il, et puis brusquement, il y a un moment nodal. Et là on entre dans la chaîne de la littérature. Qu’on le veuille ou non, on est vraiment dans un jeu qui se joue avec les 26 lettres de l’alphabet et le miracle, c’est qu’on arrive à faire vivre ces lettres de l’alphabet.

Mais il faut remonter plus loin pour découvrir en Dany la genèse de l’écriture, car dit-il, « Je crois que le grand moment de changement, c’est le moment où on apprend l’alphabet. On vous donne la clé, et puis vous faites votre chemin. »

L’autoportrait de Dany en écrivain, c’est celui d’un sprinteur engagé dans un marathon. « J’ai écrit mes livres assez vite car l’espérance de vie est très courte pour les Haïtiens, dit-il. J’avais le projet d’une dizaine de livres qui constitueraient une autobiographie américaine et je ne voulais pas mourir avant d’avoir terminé. Quand j’ai vu que c’était fait et que j’étais en bonne santé, j’ai repris ceux qui n’étaient pas satisfaisant pour moi. »

À la 42eme minute, l’écrivain se rebiffe. Son interlocutrice vient de qualifier son premier roman d’œuvre de jeunesse. Cette manie qu’ont les lecteurs de confondre la jeunesse des œuvres avec leur propre jeunesse! Il faut dire que dans les années 80, un type, qui du jour au lendemain, par le talent de sa plume, obligeait tous les critiques littéraires à prononcer dans la même phrase deux mots tabous, « nègre » et « faire l’amour », avait de quoi enthousiasmer nos vingt ans qui défilaient encore entre Bastille et la Concorde, contre le racisme et l’Apartheid en Afrique du Sud. « J’ai publié Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer à 32 ans, ce n’est pas du tout une œuvre de jeunesse! s’exclame-t-il. Au contraire, pour moi c’était définitif. J’ai écrit ce livre pour sortir de l’usine. Littéralement. J’étais réfugié politique à Montréal, sans papiers, payé au noir pour des petits boulots. Le livre est sorti, et une semaine plus tard on m’offrait un travail à la télévision. Là, c’était concret. On peut s’échapper dans la littérature par la rêverie. Moi, je me suis servi de la littérature pour changer de vie. »

Un peu plus tard, face aux préjugés et aux critiques de tous bords qui voudraient l’enfermer dans une appartenance, il ajoute : « Le cœur de tout mon travail d’écrivain, c’est précisément de faire en sorte que ma vie m’appartienne : que ce soit face à la dictature en Haïti, à l’exil, ou face à la question raciale en Amérique du Nord, pour ne pas être seulement un noir, car être un noir est une vision de blanc. Les gens qui lisent ne voient pas toujours le chemin. Haïti, par exemple, représente à leurs yeux une somme de désastres. L’odeur du café, je l’ai écrit en réaction, pour montrer qu’on peut être heureux sous la dictature sans en être complice, et que le bonheur tient souvent à des gens qui vous protègent à votre insu, comme l’ont fait ma grand-mère et mes tantes. »

De son admiration pour l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, Dany Laferrière retient l’art de la nuance. « Tous les pouvoirs ont peur de la nuance. Seule la nuance est subversive », dit-il. Dans Vers le Sud, adapté à l’écran par Laurent Cantet, Dany Laferrière, en écrivain de l’altérité, s’interrogeait sur la circulation du désir, du sexe et de l’argent entre riches occidentales et jeunes gens des pays du sud. « L’américain blanc qui sort avec une noire, c’est un homme de gauche. Un noir qui sort avec une blanche, c’est un traître à la race. Pour moi, le rapport nord-sud n’est pas un rapport d’affrontement. Je n’ai pas une vision arrêtée du monde, j’essaie de montrer sans juger. C’est important d’élargir l’univers romanesque au-delà des rapports idéologiques de classe ou de race. C’est ce qui fait que la France a produit une grande littérature, comme par exemple La princesse de Clèves ou Madame Bovary, et qu’aux États-Unis, un Tom Wolfe peut écrire Le bûcher des vanités, un grand roman sur un homme riche de Manhattan. »

La conversation se poursuit entre le tintement des cuillères dans les tasses, les va-et-vient de la serveuse et des clients qui arrivent. On en revient au processus d’écriture. « Je tente de m’écrire à travers tous mes livres. Alors, ce n’est pas définitif, et je ne sais pas comment ça va finir. L’être humain est un être curieux, qui espère toujours la surprise. On se lève, on écrit 4 ou 5 heures par jour, on crée une habitude, sinon on ne saura pas quel écrivain on est, et cette habitude et cette expérience servent à ce que la surprise puisse arriver ». Et puis on retourne à Borges, qui concevait la vie et la littérature comme une conversation et un dialogue ininterrompu avec des interlocuteurs divers. « Moi aussi, à la différence que je vous emmène dans un fouillis! » s’excuse l’auteur de L’art presque perdu de ne rien faire.

Une version de cet article a été publiée sur le site france-amerique.com en novembre 2012